Engagement collectif : vision lunaire ou leader qui voit loin ?

Rencontre avec Greg Brandeau coauteur de Collective Genius.

Fondé sur plusieurs années d’études, le livre décrypte l’organisation des entreprises les plus innovantes du monde, dont Pixar où il a côtoyé Steve Jobs en tant que CTO.

Nous constatons un désengagement de plus en plus fort de la part des salariés au niveau international, notamment en France où 54 % des travailleurs se disent désengagés. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

GREG BRANDEAU : Une entreprise doit donner envie à ses salariés de se lever le matin pour qu’ils fassent bien leur travail. C’est la base de l’engagement. Dans mes travaux de recherches et à travers mon expérience, j’ai pu constater que certaines entreprises suscitent ce comportement chez leurs salariés. On a pu voir de nombreux exemples dans le secteur de la santé où des entreprises ont pour objectif de changer le modèle américain pour rendre les soins accessibles au plus grand nombre. Ces dernières créaient naturellement de l’engagement, car le travail a un sens, un objectif clair et impliquant : celui de changer le modèle de santé.

À l’extrême opposé, vous avez toutes les entreprises qui valorisent le bénéfice à court terme, et qui ne parviendront jamais à encourager leurs salariés avec cette dynamique. Idem avec le travail à la chaîne apporté par la révolution industrielle. Le travail est tellement segmenté et cloisonné qu’il est quasi impossible de créer de l’engagement. Ce qu’il faut, ce sont des objectifs moonshot comme on dit aux États-Unis. Ils permettent aux salariés de contribuer à un projet « objectif Lune ». Regardez la façon dont communiquent des entreprises comme Google ou Tesla. Elles ne communiquent pas sur de la rentabilité à court terme, elles motivent par un projet à moyen/long terme qui crée cette mobilisation. La simple présence d’un objectif permet de mobiliser des personnes. Quand, dans les années 1960, a été émise l’idée de mettre quelqu’un sur la lune, personne ne savait comment y arriver, mais l’objectif était là, il a suffi à mobiliser les personnes.

Toutes les marques ne sont pas dans ce registre d’entreprise qui veut « changer le monde ». Pour moi qui ai travaillé plusieurs années dans une entreprise qui est loin de changer le monde, mais qui apporte du divertissement (Pixar), j’ai constaté qu’il pouvait y avoir un engagement tout aussi important autour de « simples » dessins animés. Même si nous ne changions pas le monde, nous travaillions pour rendre les personnes heureuses un instant. C’est aussi une forme d’engagement. Tout comme l’engagement peut également être envisagé comme un état d’esprit personnel. Pour ma part, j’ai toujours été dans la logique où, si mon travail ne me convenait pas, j’utilisais mes pieds et je changeais pour une entreprise qui faisait plus sens pour moi. Je suis conscient que tout le monde ne peut pas le faire.

Mais si vous pouvez, faites-le. Dans notre livre, nous expliquons également le concept de bold ambition. Tout comme Steve Jobs disait qu’il fallait toujours vouloir les choses insanely great, ou comme chez Google great isn’t good enough. Ces entreprises qui ont cette ambition, cet état d’esprit, cette philosophie, ont cette capacité d’engagement.

Il y a-t-il des moyens de créer de l’engagement autour de métiers qui s’y prêtent, a priori, moins ?

G. B. : Je pense, oui. Par exemple, aux États-Unis USA, nous avons beaucoup d’appels de télémarketing. Un Américain a très certainement plus d’appels de télémarketing, que de personnes qu’il connaît réellement, tellement le phénomène est fort. Travailler dans ces call centers n’est, a priori, pas un travail engageant car la plupart de ces centres s’inscrivent dans une logique de vente proactive, sans que l’interlocuteur ait demandé quoi que ce soit. Mais si ces mêmes personnes appelaient pour demander ce qui manque réellement à leurs interlocuteurs, prendre le temps de la discussion, et voir ce qui pourrait rendre les choses plus simples dans l’utilisation d’un service, cela ferait déjà plus sens… et donc créerait plus d’engagement. C’est aux entreprises de faire en sorte que les salariés se sentent utiles.

Vous allez encore plus loin en disant que cette utilité ressentie est également un facteur clé de l’innovation dans Collective Genius…

G.B : Tout à fait. Dans les dix ans de recherches qui ont conduit à ce livre, l’un des enseignements clés est que l’innovation ne marche que lorsque les gens se sentent utiles et cela marche dans tous les domaines d’activité. Ils doivent avoir leur part de contribution pour se sentir cocréateurs du projet. Pour cela, les managers ne doivent plus dicter ce que les personnes doivent faire mais créer l’environnement pour qu’ils puissent participer.

Si nous reprenons l’exemple des call centers, pourquoi ne pas sortir des schémas de questions–réponses imposés pour permettre aux salariés de dégager des enseignements, de les rapporter, voire de proposer des solutions. Cela ferait plus de sens et engagerait les salariés.

Cela repose aussi sur une conviction profonde des coauteurs de ce livre. Selon vous tout le monde aurait une part de génie. Pouvez-vous nous en dire plus ?

G.B. : Chaque personne a son rôle de contributeur. Il est important de le valoriser mais nous sommes loin de l’idée que chacun est un génie. Dans notre livre, nous parlons de creative abrasion et non de brainstorming où chacun balance ses idées. Notre pensée est de dire que chaque idée doit être testée pour voir si elle fonctionne. C’est totalement différent. Il faut voir de façon tangible les idées pour pouvoir les confronter, les combiner, les travailler… À partir du moment où vous avez ces bases tangibles pouvant provenir de tout le monde, les gens s’engagent réellement.

On a souvent la vision du leader génie, inventeur solitaire, qui résout des challenges, livre et accomplit sa vision du monde. Le génie n’est-il pas, aussi, solitaire ?

G.B. : On peut le penser à la vue des grands noms, des grands inventeurs de notre époque. Mais si l’on regarde de plus près, la vérité est tout autre. Prenez Thomas Edison, son génie a été de s’entourer des personnes qui ont fait aboutir sa vision en créant un laboratoire où il a mêlé des mathématiciens, des physiciens, des biologistes… pour les faire travailler à son objectif. Il savait qu’il n’avait pas les réponses à tout mais que les spécialistes, eux, les avaient. Son génie a été de créer l’environnement pour que les gens puissent nourrir sa vision. Car la réalité est qu’il ne savait pas la faire aboutir.

C’était également le cas avec Steve Jobs. Jonathan Ive, avec sa vision du design, a contribué à attirer l’élite des designers. Le don de Steve était de savoir ce que les consommateurs voulaient. Il n’était pas designer mais il savait que le design des produits et des boutiques était important. Steve Jobs arrivait avec des idées, une vision et demandait aux gens comment y arriver. Cela change totalement la perspective.

Aujourd’hui de nombreux outils se présentent comme des graals pour enclencher et faciliter le génie collectif. Comment percevez-vous ces nouveaux outils technologiques ?

Chez Pixar, chaque matin, nous avions une animation. Chaque animateur graphique devait être dans la salle de projection, et partager ce sur quoi il travaillait le jour précédent. Tout le monde était donc exposé à son travail. Nous avions cette croyance : tout le monde doit être dans la même salle, au même moment pour faire de grandes et belles choses.

Quand des outils de messagerie comme Slack, ou les systèmes de vidéo conférence, sont arrivés, j’étais dubitatif, pour moi, rien ne pouvait remplacer le véritable contact humain. Mais très souvent les problématiques dépassent la connaissance de 1 000 personnes présentes dans un immeuble, et dans ce sens, les technologies permettent des liens qui n’existaient pas auparavant même s’ils n’auront jamais la même intensité qu’une relation physique, interpersonnelle.

Je pense qu’il faut a minima envisager des modèles mixtes à distance s’appuyant sur ces outils et avec des rendez-vous physiques réguliers. À Los Angeles, où le trafic est horrible, on a vite fait de passer deux heures dans sa voiture. Ce qui n’a aucun sens. Grâce à ces outils, les employés peuvent travailler de chez eux et gagner ces quatre heures pour du temps de famille, du temps de travail, etc., et venir régulièrement pour conserver un contact physique avec les équipes. Ce qui est d’autant plus productif et engageant. Tout le monde y gagne.

À PROPOS DE GREG BRANDEAU

Il est l’ancien Executive Vice President et Chief Technology Officer de The Walt Disney Studios et Vice President of Technology chez Pixar où il travaillera avec Steve Jobs. Il a participé au succès de ces mastodontes du divertissement. Il a également été président et Chief Operating Officer de Maker Media, groupe média spécialisé dans le mouvement des makers avec Make Magazine et la Maker Faire qui réunit chaque année les makers du monde entier. Il est également coauteur de Collective Genius (Linda H . Hill, Emily Truelove, Kent Lineback, Harvard Business Press, 2014), l’un des ouvrages de référence sur le management de l’intelligence collective.

PUBLIÉ PAR JEREMY LOPES LE 28/09/2017 pour ladn.eu